Nietzsche, Considérations inactuelles (1874)
« Mais comment nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? C’est une chose obscure et voilée. Et s’il est vrai que le lièvre a sept peaux, l’homme peut se dépouiller de septante fois sept peaux avant de pouvoir se dire : Voici vraiment ce que tu es, ce n’est plus une enveloppe.
C’est par surcroît une entreprise pénible et dangereuse que de fouiller ainsi en soi-même et de descendre de force, par le plus court chemin, jusqu’au tréfonds de son être. Combien l’on risque de se blesser, si grièvement qu’aucun médecin ne pourra nous guérir !
Et de plus, est-ce bien nécessaire alors que tout porte témoignage de ce que nous sommes, nos amitiés comme nos haines, notre regard et la pression de notre main, notre mémoire et nos oublis, nos livres et les traits que trace notre plume ? »
Nietzsche, Considérations inactuelles, III.
Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886)
« §16 Si j’analyse le processus qu’exprime la proposition “je pense”, j’obtiens toute une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, peut-être impossible de fonder ; par exemple que c’est moi qui pense, qu’il faut qu’il y ait un quelque chose qui pense, que la pensée est le résultat de l’activité d’un être conçu comme cause, qu’il y a un “je”, enfin que ce qu’il faut entendre par pensée est une donnée déjà bien établie, — que je sais ce qu’est penser. […]
§17 En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand « je » veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux « je », ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une « certitude immédiate ».
Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer qu’il y a quelque chose qui pense : déjà ce « quelque chose » comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui‑même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc… » […] peut‑être les logiciens eux aussi s’habitueront‑ils un jour à se passer de ce petit « quelque chose », qu’a laissé en s’évaporant le brave vieux « moi ». »
Friedrich Nietzsche, Par‑delà bien et mal, §16 & 17 (1886)
Nietzsche, Fragments posthumes (1887)
« Pour la psychologie et la doctrine de la connaissance.
Je retiens la phénoménalité également du monde intérieur : tout ce qui nous devient conscient est d'un bout à l'autre préalablement arrangé simplifié, sché-matisé, interprété — le processus réel, de la « perception » interne, l'enchaînement causal entre les pensées, les sentiments, les convoitises, comme celui entre le sujet et l'objet, nous sont absolument cachés — et peut-être pure imagination. Ce « monde intérieur apparent » se voit traité selon des formes et des procédures absolument identiques à celles dont on traite le monde « extérieur ». Nous ne rencontrons jamais de « faits » : plaisir et déplaisir ne sont quel des phénomènes tardifs et dérivés de l'intellect...
La « causalité » nous échappe ; admettre entre les pensées un lien originaire immédiat comme le fait la logique — voilà la conséquence de l'observation la plus grossière et la plus balourde. Entre deux pensées tous les affects possibles mènent encore leur jeu : mais leurs mouvements sont trop rapides pour ne pas les méconnaître, c'est pourquoi nous les nions...
« Penser », tel que le supposent les théoriciens de la connaissance, ne se produit seulement pas : c'est là une fiction tout a fait arbitraire, obtenue par le dégagement d'un élément unique hors du processus et la soustraction de tout le reste, un arrangement artificiel aux fins de la compréhensibilité...
L'« esprit », quelque chose qui pense : et pourquoi pas même « l'esprit absolu, pur » — cette conception est une seconde conséquence dérivée de la fausse observation de soi laquelle croit au fait de « penser » ; ici est imaginé pour la première fois un acte qui ne se produit guère, « le penser », et secondement imaginé un substrat de sujet dans lequel tout acte de ce penser et rien d'autre a son origine : c'est-à-dire autant le faire que l'acteur sont des fictions. »
Nietzsche, Fragments Posthumes, 11 (1887)
in Œuvres, t.XIII, 1976
Philosophie soi non-soi
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