Freud, Le malaise dans la culture (1930)
« Nous nous tournons de ce fait vers la question [...] de savoir ce que les hommes eux-memes permettent, par leur comportement, de reconnaitre comme finalité et dessein de leur vie, ce qu'ils exigent de la vie, ce qu'ils veulent atteindre en elle. Il n'est guère possible de se tromper dans la réponse ; ils aspirent au bonheur, ils veulent devenir heureux et le rester.
Cette aspiration a deux faces, un but positif et un but négatif : elle veut d'une part que soient absents la douleur et le déplaisir, d'autre part que soient vécus de forts sentiments de plaisir. Au sens le plus étroit du mot, « bonheur » ne se rapporte qu'au dernier point. Conformément a cette bipartition des buts, l'activité des hommes se déploie dans deux directions, selon qu'elle cherche a réaliser l'un ou l'autre de ces buts – de façon prépondérante ou même exclusive.
On notera que c'est simplement le programme du principe du plaisir qui pose la finalité de la vie. Ce principe domine le fonctionnement de l'appareil animique dès le début ; de sa fonction au service d'une finalité, on ne saurait douter, et pourtant son programme est en désaccord avec le monde entier, avec le macrocosme tout aussi bien que le microcosme. De toute façon il n'est pas réalisable, tous les dispositifs du Tout s'opposent a lui ; on aimerait dire que le dessein que l'homme soit « heureux » n'est pas contenu dans le plan de la « création ».
Ce qu'on appelle bonheur au sens le plus strict découle de la satisfaction plutôt subite de besoins fortement mis en stase et, d'après sa nature, n'est possible que comme phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu'un sentiment d'aise assez tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste, et ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état. Ainsi donc nos possibilités de bonheur sont limitées déjà par notre constitution.
Il y a beaucoup moins de difficultés a faire l'expérience du malheur. La souffrance menace de trois côtés, en provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l'angoisse comme signaux d'alarme, en provenance du monde extérieur qui peut faire rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et destructrices, et finalement à partir des relations avec les autres hommes. La souffrance issue de cette source, nous la ressentons peut-être plus douloureusement que toute autre ; nous sommes enclins à voir en elle un ingrédient en quelque sorte superflu, même si, en termes de destin, elle n'est peut être bien pas moins inéluctable que la souffrance d'une autre provenance. »
Freud, Le malaise dans la Culture, PUF, Quadrige, p. 18
Philosophie du bonheur
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